Numéro dirigé par Giuseppe Burighel, Aurore Després, Geisha Fontaine
Argumentaire
La parole des artistes danseurs ou chorégraphes, professionnels ou amateurs, reste, dans l’histoire des arts, des sciences et des sociétés, bien rare ou peu prise en compte. Lorsque cette parole est donnée et prise, de la simple voix jusqu’aux discours, de l’oralité jusqu’aux écrits, en passant par les différents médias, il y va le plus souvent d’enjeux esthétiques, artistiques, scientifiques, épistémologiques, sociaux et politiques spécifiques, originaux, voire saillants. Quels que soient l’époque ou le lieu, qu’est-ce que la parole des danseurs et des danseuses met en jeu ou renouvelle dans les savoirs, les discours ou les formes artistiques, les processus de création, de formation, de transmission ou de relation avec le public ? Plus précisément, qu’apportent les paroles des danseurs et des danseuses à la recherche en arts, à la philosophie, à la science et aux sciences humaines ? Dans le champ de la recherche, du journalisme ou de la critique, qu’est-ce que « donner la parole » aux danseurs et aux danseuses ? Comment, dans les différents métiers de la danse, certaines pratiques et procédures accordent-elles une place et une fonction spécifiques aux énoncés des artistes chorégraphiques, avant, pendant ou après la pratique ou le spectacle ? Lorsque les danseurs et danseuses « prennent » la parole, que celle-ci soit sensible, technique, réflexive, critique ou revendicative, voire lorsqu’elle s’expose dans les performances chorégraphiques elles-mêmes, comment cela affecte-t-il le fait dansant, la forme chorégraphique et sa réception ? Comment ces paroles s’énoncent-t-elles ou non au sein de la médiation culturelle du spectacle vivant, de la critique artistique et des médias ? Dans tous ces champs, en quoi les paroles des pratiquants et des pratiquantes de danses portent-elles des enjeux de savoir, de connaissance, de transmission, de mémoire, d’histoire ? Comment les mots des artistes de la danse témoignent-ils d’un positionnement dans la société ? Quels rapports de pouvoir révèlent-ils ? Dans quels dispositifs les prises de parole s’inscrivent-elles ? Ne se dessinerait-il pas, à travers les méthodologies de récoltes des paroles des danseurs et des danseuses mêmes, une autre épistémè comme un autre geste esthético-politique ?
Alors que le contexte actuel montre, de manière très éclatée, des contributions de danseurs et de danseuses de plus en plus présentes au sein des recherches, des créations et des médiations, le projet de ce numéro de la revue Recherches en danse se donne pour vocation de saisir l’ampleur et la diversité de ces paroles de danseurs et de danseuses ; de faire état de la dynamique de travaux théoriques, de directions de recherche, de pratiques méthodologiques, de créations artistiques, d’expérimentations, de réalisations, de médiations, passées ou en cours, en France et dans le monde ; d’apprécier aussi comment la parole des danseurs et des danseuses pourrait encore davantage être mise à contribution.
En grande ouverture sur l’ensemble des objets, des contextes, des époques, des lieux, des fonctions, des contenus, des formes et des enjeux que ces paroles des danseurs et des danseuses peuvent prendre, la thématique de ce projet de numéro s’envisage délibérément selon une visée transversale, plurielle et active. Au travers de contributions sous forme d’articles ou de textes contextualisés et problématisés donnant « place à la parole » vive, différentes questions peuvent être abordées à partir des quatre axes ici proposés non-exhaustifs et non-exclusifs les uns des autres.
1/ Parler le corps, parler le geste, parler la danse
La danse souvent rendue à l’indicible comme au silence semble porter des enjeux épistémologiques et politiques qu’il reste à sonder plus précisément, dans le champ de l’histoire des cultures, des idées, de l’art, et du corps. Quels sont les ressorts de pensée, de pouvoir et de savoir qui ont fabriqué cet art comme « muet » et qui le logent encore dans celui de l’infans - celui qui ne sait pas parler ? Force est de constater néanmoins que ne pas trouver les mots pour dire la danse, le corps, le geste ou la sensation se présente souvent comme une raison, une barrière, une difficulté à la parole des danseurs et des danseuses. Comment penser cet écart entre le mot et le geste, entre l’expérience somatique et kinesthésique et sa mise en mots à l’oral comme à l’écrit ? De nombreux travaux ont pourtant montré l’importance de la place et de la fonction du langage verbal dans les processus dansants, qu’ils soient de formation ou de création. Ces paroles s’engagent même en révélant des savoirs et des connaissances spécifiques sur le corps, sur l’action et la sensation nommés le plus souvent comme « savoirs sensibles », « incorporés » ou « expérientiels ». Dans les processus de formation et de création de danses mais aussi dans ceux ayant cours dans les pratiques corporelles comme les méthodes d’éducation somatique, comment se place et fonctionne le mot « pour-sur-dans » le geste ? Quels sont les enjeux de méthodologies, de procédures, de dispositifs qui placent la parole de l’artiste, du pédagogue mais aussi des interprètes et des pratiquants au cœur des expérimentations ? Qu’est-ce que ces paroles avant, pendant, après les pratiques corporelles modifient dans le fait dansant ? Quand elles se formulent en de véritables « théorisations » des pratiques, voire de « science » d’une danse (traités, manuels), qui parle, à qui, comment et pourquoi ?
2/ Donner la parole aux danseurs et aux danseuses
La parole peut s’entendre autant de prise que de don, d’adresse que d’écoute, d’émission que de restitution, de relation intersubjective et intercorporelle donc, mais aussi de la structuration de discours qui participent ensuite à la construction des savoirs, de la pensée et des tendances en danse. Dans le contexte actuel où la recherche en danse et en général les médias donnent de plus en plus la parole aux danseurs et aux danseuses, quelles sont les méthodologies de recherche utilisées, les formes de relation et les enjeux liés à la réception (lire/écouter) de cette parole d’artistes ?
Entre les entretiens, les témoignages et les publications d’artistes, comment les différentes paroles s’agencent-elles vis-à-vis de l’action médiatique ? Dans le champ de la recherche, comment les paroles d’artistes chorégraphiques, de chorégraphes, d’interprètes-chorégraphes, d’interprètes ou de danseurs amateurs s’articulent-elles avec les approches scientifiques – esthétiques, historiques, anthropologiques, sociologiques, neurophysiologiques ou numériques avec, par exemple, l’usage de la « capture du mouvement » ? Comment certaines méthodes ou procédures accordent-elles une fonction spécifique aux énoncés des artistes chorégraphiques, notamment ceux des interprètes-danseurs : entretiens, curriculum vitae, récits d’expérience, notes, journaux, mémoires, analyses du point de vue du danseur ou de la danseuse ? Comment ces paroles sont-elles traitées ? En quoi la récolte de ces paroles a-t-elle nourri, orienté ou constitué la recherche ? Plus largement, comment ces paroles peuvent-elles contribuer à une mémoire et à une histoire orale de la danse ?
En incluant les champs du journalisme et de la critique sous toutes ses formes, nous serions particulièrement intéressé∙e∙s par des contributions exposant des méthodologies spécifiques (pratiques de la conversation, de l’entretien, de correspondance, de rédaction de journal, de notes ou autres), des outils ou dispositifs innovants (exposition de projets ou d’actions) pour faire émerger, soutenir, accompagner, diffuser la parole orale, écrite ou audiovisuelle des danseurs et des danseuses. Lorsque la parole est en même temps prise et donnée comme dans le cas d’une recherche-création, comment l’artiste-chercheur se donne-t-il la parole ou donne-t-il la parole à d’autres danseurs et danseuses ? Quelle difficulté, confusion, trouble, jeu, la méthodologie de la recherche-création permet-elle à cet endroit ?
3/ Prendre la parole en tant qu’artiste chorégraphique
Du « maître à danser » au « chorégraphe » en passant par l’interprète, comment s’articulent les paroles en danse ? Quelles sont les fonctions des discours selon qu’ils sont énoncés dans un spectacle, pendant son élaboration, ou une fois la proposition créée ? Quels sont les mots des chorégraphes ? Des interprètes ? Quelles variations au cours de l’histoire ? Qui parle ? Éventuellement, qui parle à la place de qui ?
En prenant la parole, notamment, à partir des années 1960, l’artiste chorégraphique a contribué à développer les fonctions de cette parole, que ce soit en public ou pendant le processus de création, dans les médias ou lors d’échanges privés rendus, à l’occasion, publics. Dans la presse spécialisée, les publications, parfois sous forme de dialogues, l’écriture de partitions agençant texte et geste, la création de dispositifs performatifs détournant l’outil par exemple de la conférence, ou bien dans des pratiques d’archivage ou de catalogues, de nombreux artistes chorégraphiques portent une parole à la fois critique, réflexive, théorique, et dans beaucoup de cas « communautaire » quand cette parole fédère autour d’un discours. Comment la parole des danseurs et des danseuses est-elle présentée et contribue-t-elle au discours (critique, théorique, (auto)réflexif, communautaire, entre autres) ? Quelle est aujourd’hui la fonction de l’artiste chorégraphique (danseur-interprète et chorégraphe) en tant qu’artiste-théoricien, critique, programmateur et agent politique ? Comment saisissons-nous les nombreuses pratiques et formes de la création discursive en danse (conférences-performances, prises de parole performée, pratiques du parler-danser, manifestes, écritures de plateau, protocoles participatifs/immersifs, pratiques de la disputatio et réflexives dans le cadre du travail des artistes et de débats publics, etc.) ?
En quoi la démarche d’une expression au moyen des mots relève-t-elle d’une pensée et d’une pratique artistique spécifiques ?
Quelles difficultés et censures implicites sous-tendent les paroles des danseurs et des danseuses ? Comment les danseurs et les danseuses saisissent-elles ces difficultés et censures pour élaborer des stratégies de communication et de création ? Quels positionnements esthétiques et stratégiques les mots véhiculent-ils ?
4/ Contextes d’énonciation et supports de la parole des danseurs et des danseuses
De manière générale, la parole, en fonction de son adresse et par ses formes de langage, structures rhétoriques et formelles, résonne avec le contexte où elle est produite. Elle nous invite à étudier la nature de ses supports d’énonciation. La parole des danseurs et des danseuses est essentielle pour situer un processus de travail, voire lui donner une forme, de même qu’elle nous informe sur l’évolution de l’histoire des idées, des sciences, des arts et des sociétés. Elle nous montre combien les techniques ont évolué, nous permet de faire le point sur les politiques culturelles et sur les différents enjeux de la recherche, qu’elle soit scientifique ou artistique. Il s’agit dès lors d’élargir la réflexion en mettant le focus sur les différents contextes d’énonciation et de présentation et de voir comment un contexte peut être modifié par ce que ses acteurs produisent. Quelles sont les articulations entre logos, poétique et pratique, quand la danse commence à s’écrire, quand elle se transmet de personne à personne, et aussi quand elle se manifeste, revendique ou simplement dit quelque chose. Pour quels enjeux de société ?
Comment les paroles des danseurs et des danseuses nous font-ils « voyager » à la rencontre des différentes sociétés et cultures chorégraphiques ? Comment, à travers les autobiographies, notes et mémoires, récits et théories sur la danse, prenons-nous connaissance de différents contextes historiques et géographiques de production de la pensée (croyances, savoirs, traditions) concernant le corps et le geste ?
Comment la parole des danseurs et des danseuses dialogue-t-elle avec le système de production chorégraphique et de l’art (en scène et hors scène, en solo ou en groupe, in situ ou à distance, etc.) ?
Comment la parole des danseurs et des danseuses est-elle aujourd’hui traitée dans les différents médias (maisons d’édition, presses universitaires, revues spécialisées et non spécialisées, radio, télévision, sites web, blog, etc.) ? Et comment les artistes chorégraphiques se saisissent-ils∙elles de ces médias pour développer par exemple leur site web, blog, plateforme de diffusion et/ou création ?
Enfin, comment les artistes, les spectateurs et les spectatrices dialoguent-ils·elles lors d'échanges publics ? Quelles sont les fonctions et propos des médiateurs et médiatrices ? Comment les enseignants et enseignantes relaient-ils·elles ou transmettent-ils·elles des pratiques et des savoirs en danse ? À quel moment donne-t-on la parole aux amateurs et amatrices lorsqu’ils·elles sont engagé·e·s dans la création ? Quel est le rôle des institutions dans l’organisation de ces différentes rencontres ?
Modalités de contribution et calendrier
Les articles peuvent prendre l’une des deux formes suivantes :
- un article scientifique ;
- un texte donnant « place à la parole » : prise de parole, entretien, correspondance, explicitation de pratiques, introduits par une présentation contextualisée et problématisée des enjeux qui s’y formulent.
Les résumés de propositions de contribution sont à envoyer par courriel, en fichier attaché, à revue@chercheurs-en-danse.com avant le 2 juin 2022.
Ils doivent comporter :
- les nom, prénom, adresse courriel et éventuellement organisme de rattachement de l’auteur (ou des auteurs s’il y en a plusieurs) ;
- le type de texte choisi parmi les deux possibilités : article académique ou « place à la parole » ;
- le titre de la proposition ;
- un résumé de 4 000 à 5 000 signes environ (espaces compris) présentant de façon précise et détaillée le thème abordé, les questionnements soulevés, les méthodes employées.
La revue enverra systématiquement un accusé de réception suite à chaque proposition reçue dans un délai maximum de 15 jours.
Les décisions du comité éditorial seront communiquées aux auteurs début juillet.
Les articles retenus seront à envoyer à la revue début octobre 2022.
Format de l’article final
Les textes proposés, enregistrés sous Word (.docx) et d’une longueur comprise entre 20 000 et 40 000 signes (espaces et notes compris) ne doivent pas avoir été publiés auparavant dans d’autres supports.
Ils sont rédigés en langue française.
Pour être soumis à expertise, les articles doivent scrupuleusement respecter les normes typographiques de la revue (disponibles sur le site de Recherches en danse : https://journals.openedition.org/danse/778).
Indications aux auteurs
En publiant dans Recherches en danse, l’auteur accepte de céder son droit d’auteur. Il n'est pas rémunéré pour sa contribution. Toute republication intégrale doit faire l’objet d’une demande à la revue et elle est soumise à l’agrément du comité scientifique éditorial.